Cet air exprime une quête profonde et pure, détachée de toute préoccupation matérielle, il est la supplique de celui qui n’aspire à rien d’autre qu’à la rencontre et l’union avec son Bien-Aimé.

Cet air exprime une quête profonde et pure, détachée de toute préoccupation matérielle, il est la supplique de celui qui n’aspire à rien d’autre qu’à la rencontre et l’union avec son Bien-Aimé.

CD 2

Expression d’une quête profonde et pure, détachée de toute préoccupation matérielle, cette suite est la supplique de celui qui n’aspire à rien d’autre qu’à la rencontre avec son Bien-Aimé. Interprétée dans les moments d’intense imploration, elle demande l’intercession de Bâbâ Yâdegâr, compagnon de Soltân et manifestation de l’un des sept archanges, qui, indifférent aux affaires de ce bas-monde, représente l’aspect ésotérique de la relation à Dieu. L’histoire de Âbedin fait partie des récits transmis par la tradition Ahl-e Haqq  et figure dans le Livre des Rois de Vérité, épopée mystique écrite vers 1912 par Hâdj Nemat, le père d’Ostad Elahi, dont Ostad Elahi a fait un commentaire détaillé (Hâshiye bar Haqq ol-Haqâyeq). Hâdj Nemat raconte qu’à l’époque de Soltân vivait un homme très croyant. Trois de ses quatre fils avaient embrassé la foi mystique de leur père, pour qui Soltân était la manifestation terrestre de l’essence divine. Mais son quatrième enfant, nommé Âbedin, condamnait cette approche mystique qu’il considérait comme une hérésie et se passionnait au contraire pour la théologie et la jurisprudence islamiques. Pour lui, le salut de l’âme passait par l’étude littérale des textes sacrés et l’application rigoureuse des règles exotériques. Il avait tant d’animosité envers Soltân et ses adeptes, qu’il allait jusqu’à parsemer d’épines le chemin qui menait chez Soltân, pour que les pèlerins s’y accrochent les pieds. Lorsque le père d’Âbedin demanda conseil à Soltân, celui-ci lui répondit: « Laisse ton fils tranquille. Il n’a pas la foi de tes autres enfants, mais son âme est plus pure encore. Le jour où il s’éveillera, il deviendra comme mon propre fils. »  Quelques jours plus tard, Âbedin, plongé dans sa théologie, sentit monter en lui une chaleur et une exaltation mystiques inconnues. Enlevé soudain à lui-même, il se trouva projeté dans une autre dimension, où les secrets de la création lui furent révélés et ses vies antérieures dévoilées.Lorsqu’il revint à lui, il n’était plus le même. Où que son regard se tournât, en toute chose, même la plus infime, il ressentait l’essence de Soltân. Enivré de cette essence, il jeta à l’eau tous ses livres et leçons, car il n’en avait plus besoin. Au même moment, quelques belles jeunes filles se tenaient assises au bord de l’eau. Le professeur d’Âbedin (un religieux), qui était témoin de cet événement, crut que l’enivrement de son élève et tout ce qui suivit était causé par la vue des jeunes filles et avait pour but d’attirer leur attention. Il le réprimanda sèchement et lui parla de châtiment et de colère divine. Mais le cœur d’Âbedin était ailleurs. Son âme éveillée aspirait à un autre rivage. Exalté, entre passion et remords, il s’élança alors vers la demeure de son Bien-aimé et devint par la suite l’un des compagnons proches de Soltân.Dans cette suite, Ostad Elahi chante quelques vers du long poème qui raconte l’histoire d’Âbedin. L’instrument est accordé en quinte (Tarz). On est d’emblée plongé au cœur d’une méditation profonde. Malgré la tessiture de la mélodie réduite au début, l’œuvre est très intense. Les notes du motif ne s’enchaînent jamais de la même manière. Par le jeu de l’ornementation, du rythme et du phrasé, l’ensemble est continuellement renouvelé, recréé. Le jeu des quintes chromatiques entre le grave et l’aigu donne une ampleur dramatique exprimant toute la noblesse de cette quête. Un contre-chant en chromatismes sur la corde grave confère à l’œuvre une atmosphère de nostalgie profonde, comme une marque du déchirement causé par la séparation d’avec l’Aimé. Quelques échappées lyriques dans les tons plus aigus renforcent l’émotion que vient ensuite relancer le traitement, paraissant si évident, des intervalles les plus délicats (succession de quintes, quartes augmentées, 7ᵉ majeure). Puis la voix rejoint le chant de l’instrument dans l’expression de sa quête.

Suite Âbedini, avec introduction Yâdegâri

<blockquote>Yâr didagiâni, Benyâmin pira Pir Mûsi vazir / dâwed dasgira</blockquote><blockquote>Ô amis, ouvrez les yeux, Benyâmin est le guide Pir Mûsi est le chargé du registre / Dâwûd est l’intercesseur (le secoureur, le sauveur).</blockquote>Trois autres des compagnons de Soltân sont invoqués ici en raison de leur mission. En effet, dans la hiérarchie spirituelle Ahl-e Haqq, plusieurs figures guident le cheminant vers le Roi spirituel qui manifeste la lumière et la vérité de Dieu : le Dalil, qui est le guide de l’âme, et le Pir, qui est l’intercesseur, celui qui établit le lien entre l’âme et l’entité divine.<blockquote>Dowre yârâna Haqq o Haqq / Rahmat wârâna Haqq o Haqq</blockquote><blockquote>C’est le temps des amis de Dieu / La pluie de la bonté sur les amis de Dieu</blockquote>Le “temps des amis de Dieu” peut avoir plusieurs sens, dont celui d’une période où la grâce divine se déverse sur les amis de Dieu, ceux qui l’aiment sincèrement, comme une pluie (wârân) bénéfique.

Hymnes

Kâkâ Redâ était l’un des proches compagnons de Shâh Khoshin. Considéré par les Ahl-e Haqq comme une des figures théophaniques du XIᵉ siècle, Shâh Khoshin fit du tanbur l’instrument par excellence de l’expression de l’amour spirituel. La structure dépouillée et le tempo lent de ce mode en rendent l’interprétation difficile. Il y a une grande délicatesse dans l’ornementation créée par Ostad Elahi. Sa musique parle un langage transcendant. C’est une supplique adressée à l’Aimé, une conversation intime, empreinte de douceur et d’intimité, mais qui recèle aussi une énergie et une tension très fortes.Seyd Khâmûsh, qui avait le rang d’archange, vécut vers le XVᵉ siècle. Son nom a été donné à ce mode qui a permis des analogies avec Kâkâ Redâi, mais on ne sait s’il en est vraiment l’auteur. D’une manière générale, il est difficile de savoir dans quelle mesure les airs qui portent le nom des personnages saints sont leurs créations ou plutôt un hommage qui leur est rendu. Quoiqu’il en soit, leur musique est présente dans l’histoire des Ahl-e Haqq et les constantes qui transparaissent dans tous ces airs sont la nostalgie, les lamentations, la quête inlassable du Bien-Aimé.

Kâkâ Redâi suivi de Suite Sahari de Seyd Khâmûsh

Shân jonbân[ak] signifie littéralement « bouger les épaules ». Ostad Elahi disait que si l’on n’arrivait pas à bouger les épaules selon les mouvements prescrits par cette danse, on ne saurait la jouer correctement. Il était d’ailleurs le seul à pouvoir restituer parfaitement ce rythme sur son instrument et à l’impulser à toute une assemblée.La légèreté de cette scansion rythmique entraîne vers des sommets. Le caractère dansant persiste tout au long de l’œuvre, malgré des passages plus nostalgiques ou simplement joués plus lentement. Ostad cite plusieurs thèmes et les modèle à sa guise sur des rythmes différents. Il va jusqu’à dépouiller le thème en pizzicato avec la main gauche; puis le tournoiement et la danse reprennent de plus belle.

Shân jonbân[ak]

Cet air très ancien, datant de l’époque préislamique, permet d’apprécier l’étonnant pouvoir d’expression atteint sur une tessiture aussi concise qu’un ton et demi. C’est en effet sur la succession de trois demi-tons maintenus dans des formes d’ostinato que se construit cette courte pièce, générant une tension proprement inouïe. L’apparente absence de mouvement est un prétexte que le musicien saisit pour installer une dynamique – via des altérations rythmiques et un foisonnement de subtils ornements – qui confère à chaque note un relief et une profondeur à laquelle l’oreille est peu habituée et qui percute l’esprit de qui se laisse guider par les sons. Il semble qu’un temps et un lieu immémoriaux se trouvent ici condensés en quelques notes. La tension se résout quelque peu par l’accession à une quarte diminuée; puis, tout à fait au terme de la pièce, l’espace s’ouvre, comme une soudaine irruption de lumière, lorsque la quarte juste éclate pour introduire la tonalité suivante.

Tarz

Nakisâ et Bârbad sont deux personnages de la Perse antique, musiciens célèbres à la cour du roi Sassanide Khosrow Parviz au début du VIIᵉ siècle. Dans la gnose kurde, ils sont considérés comme étant liés par un amour spirituel total et indéfectible, comparable à celui de Joseph et Jacob ou de Jésus-Christ et Jean-Baptiste. Ils connurent l’épreuve de la séparation mais furent finalement réunis après avoir surmonté de nombreux obstacles. Ostad Elahi aimait honorer leur mémoire et mentionnait souvent leur nom lorsqu’il jouait leur mélodie au milieu d’une improvisation.Comme toutes les mélodies dans le mode Tarz, la Suite de Nakisâ et Bârbad porte le poids d’une nostalgie qui vient de la nuit des temps car ces airs anciens sont chargés par les sentiments et les émotions de générations de mystiques qui se sont sacrifiés dans la voie de Dieu. Malgré une apparente simplicité, c’est une composition très difficile à interpréter, car si tout n’est pas parfaitement en place – l’harmonie, le rythme… – l’effet voulu ne sera pas obtenu. Tout en subtilité et en intériorité, Tarz atteint aux tréfonds de l’être.

Suite de Nakisâ et Bârbad

CD 1

Sheykh Amiri est un terme générique désignant un type de mélodie et une façon d’accorder le tanbur en quarte, dit kûk-e Sheykh Amiri. Dans sa forme de base, cette mélodie remonte à Sheykh Amir, un mystique kurde du XVIIIᵉ siècle. Ce simple berger illettré eut une illumination soudaine, et à la suite de cet éveil spirituel, reçut l’inspiration de nombreux poèmes riches en images symboliques et en enseignements mystiques et philosophiques. Depuis Sheykh Amir, cette mélodie constitue dans cette tradition mystique l’archétype musical de l’appel au Bien-Aimé. Souvent interprétée au début d’une réunion spirituelle, elle a pour fonction d’inciter à se détacher des préoccupations de ce monde, à se libérer de ses attaches et à méditer sur son origine véritable, la patrie originelle dont on a été éloigné. Elle est en général suivie par d’autres morceaux, plus rythmés et plus entraînants. Le répertoire d’Ostad Elahi en comporte dix-sept variantes, dont certaines sont désignées sous le titre Sheykh Amiri suivi d’un nom de personne, car elles sont soit attribuées à leur propre compositeur, soit destinées à rendre hommage à une personnalité spirituelle (par exemple Sheykh Amiri Hâdj Nemat, Sheykh Amiri Shâh Hayâsi) ; d’autres sont désignées sous le titre Sheykh Amiri suivi du nom de la région où elles sont jouées (par exemple Sheykh Amiri-e gûrân: de la région de Gûrân, Sheykh Amiri-e atrâf-e Sahne de la région de Sahne, avec ses trois variantes). La plus simple des versions est celle de Sheykh Amir lui-même et la plus élaborée, celle d’Ostad Elahi. La suite qui figure sur ce CD comprend l’intégralité des différents Sheykh Amiri. Elle est l’un des morceaux les plus captivants et les plus méditatifs du répertoire d’Ostad Elahi. Chacune des dix-sept mélodies, qui exprime une relation intime personnelle avec le Bien-Aimé, est enrichie, ornementeé et intégrée dans un ensemble très varié mais très homogène. Dès l’introduction, à la fois douce et dense, la virtuosité toute en finesse de l’interprète est perceptible.La pièce Sheykh Amiri est simple mais difficile à exécuter. En général, le chant est ici absent pour permettre de préserver la structure essentielle d’une mélodie tout en offrant des possibilités de variation à l’infini, mais dans le cas de Sheykh Amiri, les deux ne coïncident pas et l’accord chant / tanbur est un exercice très périlleux. En outre, le jeu d’Ostad Elahi foisonne en ornements subtils – shors,1 vibrations, vibratos, pincements de corde, … dont la réalisation exige beaucoup de dextérité. Rappelons que le tanbur utilise une échelle chromatique régulière et que le partage de l’octave en 12 demi-tons permet de jouer toute mélodie sur n’importe quelle note de référence, ce qui multiplie à l’infini les combinaisons. Les nombreuses citations surviennent dans une sorte de cheminement paraissant imprévisible et pourtant déterminé, duquel émane toujours une sensation de recueillement, même lorsque le rythme devient plus tendu, plus instable, notamment vers la fin du morceau, avec le passage d’une quinte juste à une quinte augmentée. Le calme s’installe à nouveau avec l’unisson. C’est là un des paradoxes de la musique d’Ostad : d’un rien, il rompt le fil d’une cascade de notes, se dégage un sentiment de sérénité et de douce mélancolie.<ol class="number"><li value=1>Le shor est un roulement, trémolo caractéristique du jeu du tanbur kurde. Ostad Elahi a mis au point un toucher où chaque doigt est utilisé de manière autonome et distincte. Le shor le plus fréquent consiste à frapper successivement la corde avec la pulpe des cinq doigts de la main droite avec une vitesse intense.</li></ol>

Suite Sheykh Amiri

Série de trois hymnes consacrés à Dâwûd (ou Dâwed, en kurde). Dâwûd est la manifestation de Raphaël, archange de la clémence divine. Il fut l’un des proches compagnons de Soltân.1 Ostad Elahi éprouvait une prédilection particulière pour Dâwûd. Il disait de lui: « Je me réjouis à l’évocation du nom de Dâwûd. Il est le préposé de la bonté, il a une autorisation permanente pour intervenir sans avoir besoin de demander une autorisation spéciale de Soltân pour chaque cas. On n’a jamais vu Dâwûd se fâcher contre quiconque, car de la tête aux pieds, il est bonté et bienveillance. »2 Ou encore: « Il y a quelques personnes dont le nom me procure un très grand plaisir et me ravit : le Christ, pour sa bonté qui englobe toutes les créatures, […] Dâwûd, le préposé de la clémence, qui est toujours présent et prêt à venir en aide à toute personne dans le besoin. »3Ostad enchaîne trois chants, du plus lent au plus rythmé, comme pour entraîner les participants dans cette invocation à Dâwûd. 1. Hey Dâwed lent<blockquote>Hey Dâwed, giân Dâwed</blockquote><blockquote>O Dâwûd, vie, Dâwûd</blockquote>Ce premier appel, très nostalgique, est harmoniquement très riche par ses nombreuses variations et modulations. La lenteur du rythme rend le chant difficile à interpréter. Ostad l’a rarement joué aussi longtemps qu’à cette occasion. Quelques proches du musicien constituent l’assemblée autour de lui. Touchée par l’émotion de l’appel, elle reprend spontanément les refrains.La supplique se referme par un passage au tanbur rappelant l’introduction.2. Hey Dâwed plus rapideLe morceau culmine de façon presque décontractée pour entraîner peu à peu l’auditeur sur un rythme constant et obstiné, assénant un bourdon identique de bout en bout dans une grande symbiose entre le chant dans les tons graves et le chœur dans les aigus.3. Hey Dâwed rapide<blockquote>Hey Dâwed Haqq giân Dâwed / Din Dâwed, imân Dâwed</blockquote><blockquote>O Dâwûd, Haqq, vie, Dâwûd / Religion, Dâwûd, foi, Dâwûd</blockquote>L’enregistrement de cet hymne très ancien a été réalisé de manière informelle dans l’intimité d’une réunion familiale. Il ne se trouve dans l’assistance aucun musicien ou chanteur professionnel, simplement quelques personnes dont la ferveur donne au chœur une qualité particulière. Malgré les conditions rudimentaires dans lesquelles ont été réalisés ces enregistrements – avec un seul micro posé à l’improviste – un équilibre s’établit naturellement entre le chant, les voix et l’instrument.<ol class="number"><li value=1>Soltân Sahâk (ou Eshâq), grande figure théophanique du XIVᵉ siècle, considéré comme le fondateur de l’ordre des Ahl-e Haqq, tradition dans laquelle a été élevé Ostad Elahi.</li><li value=2>Âsâr ol-Haqq, vol. 1, paroles 1442,  et 1441.</li><li value=3>Âsâr ol-Haqq, vol. 1, parole 1355.</li></ol>

Hymnes Hey Dâwed

Cette pièce est un sommet de l’improvisation, une sorte d’itinéraire initiatique où de nombreux airs sont évoqués, remaniés, juxtaposés, ornés, complexifiés rythmiquement et avec le contre-chant sur la corde grave. L’interprète s’amuse à les faire parler, chanter et rire tout à la fois, avec un naturel déconcertant. Il semble avancer à l’aventure, sans schéma musical préétabli, saisissant au vol ce qui se présente pour l’utiliser comme un tremplin vers une nouvelle création, encore plus complexe et plus élaborée. Il modèle à sa guise les mélodies, totalement malléables dans ses mains, tout comme l’instrument, devenu “morceau de cire” sous ses doigts. Les difficultés techniques paraissent s’évaporer, comme dans ce passage ardu de ce morceau, accord Farangi, dans lequel l’improvisation est pourtant ancrée. Alors que chaque mélodie citée se présente normalement comme un bloc, d’où il est délicat de retirer une partie sous peine de voir s’effondrer l’ensemble, Ostad Elahi prend la liberté d’en prélever ça et là pour les placer dans un autre bloc, puis encore un autre sans altérer la cohérence et l’harmonie de l’ensemble. Tout au long du morceau, les rythmes binaires et ternaires alternent sans heurts. Telle mélodie habituellement exprimée dans un rythme binaire fait une incursion dans un rythme ternaire, avant d’achever sa transformation dans un nouveau motif. Chose exceptionnelle, un daf (tambour sur cadre) vient accompagner le tanbur. Le tanbur est en effet, malgré sa simplicité, un instrument complet où les frappes de la main droite marquent le rythme avec une parfaite clarté et avec toutes les variantes voulues, de sorte qu’il se suffit à lui-même. C’est la première fois, depuis la publication des enregistrements du tanbur d’Ostad Elahi, que celui-ci est accompagné par une percussion et celle-ci le soutient avec une grande sobriété sans jamais se mettre en avant. La partie de daf est tenue par Hâdj Amin, fils aîné d’Ostad Elahi. En plus d’être un joueur de daf émérite, Hâdj Amin était également un tanburiste exceptionnel et un grand connaisseur du répertoire des danses kurdes.

Improvisation dans Bâbâ Jalili en quarte suivi de la Suite Zang-e shotori en seconde

  Destinations

Tanbur

Âbedin

Vocal

Quinte (Tarz)

Âbedini

Shâh Khoshin

Kâkâ Redâ 

Bâbâ Sarhang

Bâbâ Nâ’usi (Nâvusi)

Bâbâ Jalili

Yâdegâri

Seyd Mohammadi

Tan-e Amiri

Tarz-e Erfâni

Bâbâ Faqi

Bâbâ Tâheri

Ce premier morceau est attribué à deux hautes figures spirituelles de la tradition Ahl-e Haqq1 considérées comme des manifestations divines: Bâbâ Sarhang et Bâbâ Nâ’us (Nâvus), qui vécurent entre le Xe et le XVe siècle. Le sens de l’abnégation et du sacrifice dans la voie de Dieu caractérisait l’amour mystique de Bâbâ Sarhang. Quant à Bâbâ Nâ’us (Nâvus), son propos était d’avertir de la nécessité de sortir de l’amnésie spirituelle dans ce monde et de se préoccuper de son avenir spirituel dans l’au-delà: “L’œil qui aujourd’hui ne peut voir, crois-tu qu’il pourra voir demain? Pense à ce jour où vous ne pourrez pas voir tout ce que l’Un vous a dévoilé.”2On assiste avec cette pièce à une séquence que l’on pourrait qualifier de “complète” dans la mesure où, de l’instant où le musicien saisit son instrument et l’accorde jusqu’à celui où il prononce une phrase de conclusion, l’ensemble de la performance est saisi par l’enregistrement. L’ambiance est intime, seuls sont présents quelques proches et membres de la famille. L’accordage du tanbur se mêle aux bruits ambiants puis se fond dans le jeu qui débute par une mélodie d’une grande douceur. La répétition d’une même note qui suit les premières phrases mélodiques, crée comme une sorte d’apesanteur. Le jeu se renforce et s’intensifie peu à peu et l’on peut y entendre divers airs enrichis d’ornements. Puis l’ambiance change soudain avec une mélodie très joyeuse qui invite à la danse. Le jeu du tanbur s’articule alors autour d’une bascule d’une corde à l’autre. À l’invitation de l’interprète, un daf (tambour sur cadre) se joint au tanbur et malgré la puissance de la percussion et les conditions assez rudimentaires d’enregistrement,3 le son des deux instruments s’équilibre. Ostad Elahi était rarement accompagné par le daf et cet enregistrement est l’un des deux seuls connus.4 Après avoir conclu la séquence avec ces mots: Hou avval-o âkherem Yâr, Yâ Ali5: Lui, l’Ami, est mon commencement et ma fin, ô Ali, Ostad Elahi saisit lui-même le daf et, chose tout à fait exceptionnelle, fait quelques frappes, donnant ainsi un exemple de l’équilibre et de la solennité avec laquelle il jouait de cet instrument.<ol class="number"><li value=1>Tradition mystique de l’Ouest de l’Iran.</li><li value=2>Ostad Elahi prononçait souvent cette phrase qui provient du Majma ol-Kalâm, un manuscrit des kalâms de la tradition Ahl-e Haqq qu’Ostad Elahi, du fait de sa connaissance très approfondie de sa tradition natale, avait réunis, épurés des ajouts non crédibles, et corrigés.</li><li value=3>Un micro unique, analogique et non directionnel.</li><li value=4>On peut entendre le daf une seule autre fois dans les CD publiés jusqu’à aujourd’hui : Destinations CD 1, piste 3.</li><li value=5>Invoquer Ali, grand saint de la tradition chiite et gendre du prophète Mohammad, est une façon d’invoquer la divinité.</li></ol>

Suite de Bâbâ Sarhangi et Bâbâ Nâ’usi (Nâvusi)

Les trois zekrs1 de cette suite s’adressent à Soltân2, le premier et le dernier ayant été composés par Ostad Elahi et le second par son père Hâdj Nemat3. Le premier est marqué par un accord récurrent qui vient finir les phrases du chant. Une oreille entraînée perçoit tant de rythmes différents improvisés, que cela pourrait lui sembler être le fait de plusieurs instruments joués en même temps.Soltân Sahâki Ali giân Shây taniâ tâki Ali giânÔ Ali, mon Aimé, tu es Soltân Sahâk, le Seigneur Ô Ali, mon Aimé, tu es le Roi unique et inégalableLes second et troisième zekrs, assez proches d’un point de vue mélodique, sont particulièrement rythmés. Sous l’aspect simple du chant se cache une mélodie très dense dans laquelle se déploie une multitude de subtiles variations et ornements.Soltân-e mardân yâ Ali Shafây kol dardân yâ AliTu es, ô Ali, le Souverain de tous les êtres Tu es, ô Ali, le remède à tous les mauxSoltân sar jam Hû Hû Zât-esh va jam Hû HûÀ la tête de l’assemblée spirituelle, Soltân, Hû Hû Son essence est dans cette assemblée, Hû HûComme c’est souvent le cas, cette série de zekrs se termine par cette formule : Hou avval-o âkherem Yâr, Lui, l’Ami, est mon commencement et ma fin.<ol class="number"><li value=1>Un zékr est un hymne sacré dont les refrains sont repris en chœur par les participants.</li><li value=2>Soltân Sahâk (ou Soltân Eshâq) est une grande figure théophanique du XIVᵉ siècle, considéré comme le fondateur de l’ordre des Ahl-e Haqq, tradition mystique dans laquelle a été élevé Ostad Elahi. S’adresser à Soltân est aussi une façon d’invoquer la divinité, tout comme invoquer Hû, ce dernier renvoyant à la fois au pronom personnel « Lui » et au « Souffle ».</li><li value=3>Écrivain et poète mystique de langue kurde et persane, Hâdj Nemat est considéré comme un grand saint de la tradition Ahl-e Haqq.</li></ol>

Suite de zekrs

Cette supplique fait alterner sonorités aiguës puis graves, mélodies retenues et plus intenses comme par exemple une phrase de shor1 (2’11) qui s’embrase puis s’apaise aussitôt. L’interprète utilise des techniques de jeu différentes, appartenant au tanbur ou au setâr2, pour produire des vagues de notes successives, qui se déroulent en un bourdon permanent sur la note grave.<ol class="number"><li value=1>Sorte de roulement effectué par la main droite.</li><li value=2>Le setâr persan est un instrument classique de la famille des luths à manche long. Il avait initialement trois cordes et il est rapporté qu’une 4ᵉ corde fut ajoutée au XVIIIᵉ siècle par Moshtâq Alishâh, mystique extatique et musicien légendaire, maître du setâr. La technique de jeu de la main droite fait intervenir uniquement l’index qui pince les cordes en un mouvement de va-et-vient, alors que la technique d’Ostad Elahi au tanbur utilise les cinq doigts de la main droite.</li></ol>

Supplique dans la suite de Bâbâ Jalili

Ce morceau est interprété au choghûr1, un luth qui fait partie des instruments traditionnels des bardes de l’Azerbaïdjan. Bien que sa forme ressemble à celle des instruments de Urmia, ce choghûr rare fut fabriqué à Hamadan, avec une rangée de trois cordes et une autre de quatre. Datant du XIXᵉ siècle, il présente une caisse piriforme faite en lattes de mûrier collées, une table de résonance en mûrier et un manche en noyer décoré de marqueterie et dont l’intérieur est évidé, attestant de son authenticité. Le nom « Seyyed Ali » a été gravé sur sa table d’harmonie. Gereyli fait partie de ce qu’Ostad Elahi appelait « les suites turques », plus précisément des suites principales, « royales ». La dénomination de ces pièces, qui expriment l’intensité de la relation avec l’Aimé, se rapporte à l’époque des premiers rois perses safavides (à partir de 1501) qui étaient turcophones. Ici, la mélodie est joyeuse, la configuration de l’instrument avec ses nombreuses cordes offre un large spectre sonore avec de multiples résonances harmoniques. Ostad Elahi joue de cet instrument à sa manière unique, car tout en utilisant un plectre en écorce de cerisier entre le pouce et l’index, comme c’est l’usage, il se sert aussi des trois autres doigts libres pour faire des roulements (shor) qu’il combine avec les coups de plectre. Le jour où cette pièce a été captée par le magnétophone, Ostad Elahi a joué de plusieurs de ses instruments et, à la surprise des personnes présentes, il a saisi ce choghûr pour en jouer avec une parfaite maîtrise. Ostad Elahi avait en effet appris à jouer du choghûr dans sa jeunesse, il en connaissait intimement le répertoire, ayant en outre innové la technique de jeu, notamment en introduisant le shor. Il a beaucoup moins joué du choghûr par la suite et plus du tout dans les dernières années de sa vie, ce qui confère d’autant plus de valeur à ce moment singulier. Par la suite, il a enregistré au choghûr l’intégralité des suites turques – une vingtaine de pièces – en une seule séance. Le seul autre enregistrement dans lequel Ostad Elahi joue du choghûr a été publié dans le cadre du double CD-livre éponyme commémorant l’exposition Le Luth sacré: l’art d’Ostad Elahi (Le Chant du Monde/The Metropolitan Museum of Art, 2014), Shekaste, CD 2, plage 7.<ol class="number"><li value=1>Cet instrument est exposé, avec d’autres instruments d’Ostad Elahi, dans le département des instruments de musique du Met à New York, dans une vitrine qui leur est consacrée.</li></ol>

Gereyli

L’histoire de Bâbâ Faqi est notoire dans la tradition des Ahl-e Haqq. On en trouve une version dans le Livre des Rois de la Vérité,1 l’épopée spirituelle en vers composée par Hâdj Nemat. Cette histoire se situe à l’époque de Shâh Khoshin, considéré par les Ahl-e Haqq comme l’une des manifestations divines du Xe siècle. Elle raconte comment le regard magnanime d’un homme divin conduisit Bâbâ Faqi, un homme rebelle et orgueilleux, à changer complètement de nature pour se dévouer à la spiritualité : « […] À ces mots, les yeux de l’âme de Bâbâ Faqi s’ouvrirent et il se vit tel qu’il était. Il se jeta aux pieds de Shâh Khoshin et implora le pardon du Dieu de miséricorde, disant : « Au seuil de Ta présence, je Te demande de m’absoudre de mes fautes ! Aveugle et ignorant, je ne T’ai pas reconnu, Toi qui es la bonté ! À présent, j’atteste que du début jusqu’à la fin des temps, Tu fus, Tu es et Tu seras le Seigneur des mondes ! »2 Ostad Elahi appréciait tout particulièrement cette supplique à la fois poignante et percutante et la jouait souvent, dans des versions improvisées et à chaque fois renouvelées. Dans cet enregistrement, la mélodie se cantonne initialement à un petit intervalle avec le contre-chant sur la corde grave et un rythme lent sans dynamique apparente. Puis elle s’ouvre et s’étend pour couvrir un intervalle plus important, permettant l’incorporation de nouvelles sonorités avec des changements de tonalité inattendus. Le rythme est marqué par des phases syncopales, des saccades qui alternent avec des « cascades de notes », pouvant évoquer un dialogue et des sanglots.<ol class="number"><li value=1>Shâhnâmeh-ye Haqiqat – Haqq ol-Haqâyeq (Le Livre des Rois de la Vérité), édition accompagnée d’un commentaire d’Ostad Elahi, Téhéran, Jeyhûn, 1995.</li><li value=2>Ces vers ont été composés par des compagnons de Shâh Fazl Vali, considéré comme une théophanie du IXᵉ-Xᵉ siècle dans la tradition Ahl-e haqq.</li></ol>

Supplique dans la suite de Bâbâ Faqi

Cet hymne a été composé en 1906 par Hâdj Nemat. La mélodie très douce accompagne ces vers, qui évoquent la nature éphémère du monde matériel et notre passage fugace en son sein:1Donia fâniyan Dâwed giân Har Haqq bâqiyan Dâwed giânCe monde est précaire, ô Dâvud Seul subsistera le Vrai, ô DâvudLors d’un de ses voyages à l’ouest de l’Iran, Ostad Elahi a modifié les paroles initiales, pour transformer cet hymne de deuil en un chant de joie2.Le rythme se trouve anticipé ou retardé d’un instant à chaque fin de phrase chantée, comme pour souligner le sens des mots transmis.<ol class="number"><li value=1>Vers renvoyant aux versets coraniques : « Tout être qui est sur terre doit périr, mais la souveraineté et munificence, la face de ton Seigneur demeurera ». Le Coran, traduit par Jean Grosjean, éd. Philippe Lebaud, 1979, LV. 26-27.</li><li value=2>On peut entendre ce chant avec ses paroles modifiées sur le CD Harmonies célestes, CMT 7741122, plage 4 Shirina leylâ.</li></ol>

Hymne

Enregistrée en 1964, cette pièce appartient à une catégorie de danses kurdes traditionnellement exécutées à l’occasion de cérémonies de mariage ou d’événements heureux; Ostad Elahi l’exécutait, lui, dans une intention spirituelle. Par un motif court et répétitif, le morceau débute sur une invitation à rejoindre la danse et à intégrer le mouvement. Puis les variantes rythmiques se multiplient, déployant l’énergie et la vitalité de cette pièce, induisant un état de joie spirituelle profonde, qui préfigure peut-être la félicité qui attend l’âme lors de sa réunion avec son Bien-Aimé.

Hal parka

  L’éphémère et l’éternel

Instrumental

Quarte (Sheykh Amiri)

L’histoire de Bâbâ Faqi fait partie des récits transmis par la tradition Ahl-e Haqq. Ostad Elahi aimait particulièrement cette pièce et la jouait souvent, improvisant à chaque fois une nouvelle variation, ce qui exigeait une grande virtuosité et une grande maitrise. Le jeu est d'abord léger, dans des tonalités majeures, pour aboutir à une expression plus poignante avec l'introduction de la pièce de Sheykh Amiri. Celle-ci précède les voix qui conduisent lentement la pièce vers les développements de Bâbâ Faqi. La pièce est émaillée d’allusions à de nombreuses autres suites tandis qu’une succession douce et continue de différents modes dévoile une liberté totale dans l'interprétation de la pièce. L’enchainement mène ensuite à la pièce Jang ârâ, tirée de la suite Jelo Shâhi. Le thème de cette pièce décrit les préparatifs et l’attente fébrile qui précèdent le grand événement qu’est la venue et la rencontre de la Théophanie - aboutissement de la quête spirituelle pour les chercheurs de Vérité - exprimée ici par les mots Shâm âmâ (« Mon Roi est venu »). Associés à une mélodie rapide et légère, le rythme vif et la basse persistante du tanbur contribuent progressivement à créer une intense émotion spirituelle chez les auditeurs.

Supplication dans la suite de Bâbâ Faqi

Le terme Samâ’ ou Samâ a deux significations : il désigne à la fois l’« audition », dans le sens d’audition spirituelle et la « danse cosmique ». Selon le grand poète et mystique persan Mowlânâ Rûmi, « Le Samâ n’est qu’une parcelle de la danse éternelle à laquelle l’âme est destinée à se joindre un jour. Toute créature participe de cette danse cosmique… ».1 S'inspirant de la description faite par Ostad du processus universel de perfectionnement qui anime toute la création, cette pièce s'inspire d'une magnifique chorégraphie : de la descente initiale depuis la Source au mouvement ascendant de retour qui élève les êtres vers leur perfection, tous les niveaux de la création sont intégrés dans cette danse céleste.Qara chûpi (qara : noir, chûpi : danse), signifie littéralement la « danse en habits noirs », danse que certains Kurdes d’Iran exécutent lors du décès d’un proche. La symbolique mortuaire apparente de cette pièce contraste curieusement avec le tempo enlevé qui la caractérise, et l’on pourrait s’interroger sur la raison pour laquelle Ostad a relié cette pièce de deuil à la danse céleste de Samâ, exaltation de la vie sous toutes ses formes, une vie éternelle et éternellement mouvante.<ol class="number"><li value=1>Citation de Jean During, Musique et extase, Albin Michel, 1988, p. 200.</li></ol>

Suite de Qara Chûpi, avec son introduction Samâ

Cet enregistrement, parmi les plus anciens que l’on ait conservés d’Ostad Elahi, date du début des années 50. Il reprend le thème de la danse évoquée dans le morceau précédent. D’abord lente, méditative, presque incantatoire, la suite devient ensuite plus animée. Les changements radicaux et imprévisibles de rythme n’altèrent cependant pas l’impression d’unité de l’ensemble. Le musicien joue simultanément sur trois registres (grave, moyen, aigu) et superpose des “couches” de mélodies imbriquées, avec des sortes de rémanences sonores qui créent un univers d’harmonies totalement étrangères à toute règle habituelle. Les basses toujours très présentes confèrent un appui solide, une sorte de tremplin d’où ces mélodies, dans des sonorités très denses, peuvent prendre leur envol comme pour mimer celui de l’âme. Ce discours musical est à la fois déroutant et étrangement familier. Chaque écoute est comme une première fois, où l’on découvre des bribes d’une structure que l’on sait solide et totalement maîtrisée, mais dont la compréhension semble difficilement accessible dans sa totalité.

Suite de Samâ

La suite de Tchapi apparaît souvent dans le répertoire d’Ostad Elahi, sous une forme développée ou comme citation au sein d’une autre suite. Comme pour tous les autres morceaux, elle n’est jamais exécutée de la même façon. Du tanbur à cinq cordes sortent ici une multitude de sonorités différentes : un timbre parfois sec et métallique, parfois doux et velouté; des sons ronds et pleins, ou encore claquants comme des percussions. Toutes les possibilités techniques de l’instrument sont exploitées. Le bourdon, souvent constitué de deux notes, sous-tend un rythme imperturbable. Dans le registre médium, le maître fait des associations d’accords improbables dans toute structure occidentale ou même orientale, obtient des sons et des harmonies inconnus, produits par un instrument inédit dont lui seul connaît les règles et les secrets puisqu’il en est le créateur.C’est à propos de ce morceau qu’Ostad a dit un jour que « tout ce qui existe a un effet qui ne disparaît jamais ».

Suite de Tchapi II

  Danses célestes

Ostad Elahi appelait cet air “l’air de Nadjaf” (Âhang-e Nadjaf). Il en eut l’inspiration lors d’un séjour de quarante jours riche en impressions spirituelles qu’il effectua au mausolée de l’Imâm Ali à Nadjaf (Irak). Y sont incluses des citations des airs Sahari (“L’aube”) et Gol va khâr (“Rose et Épines”). L’air de Nadjaf est une mélodie très gaie qu’Ostad Elahi jouait telle quelle ou mêlée à d’autres morceaux, soit comme thème central autour duquel s’articulaient d’autres motifs, soit comme mélodie de liaison pour orner les autres modes. C’est une mélodie “extensible” qui part vers d’autres horizons, puis revient au thème de départ. On peut lui adjoindre des airs secondaires et l’intégrer à ceux-ci. Cet extrait se situe au milieu d’un enchaînement enregistré dans une ambiance familiale où tout se fait spontanément et naturellement : Ostad prend son instrument, quelqu’un d’avisé pose un micro et enclenche un magnétophone, certaines personnes autour de lui vont et viennent, d’autres s’asseyent et écoutent.Tout en distillant une nostalgie profonde, ce morceau exulte. Les harmonies consonantes dans une tonalité majeure lui confèrent une expression claire et positive. L’interprète multiplie les techniques de jeu, il joue tantôt avec toutes les cordes et tous les doigts, tantôt avec un seul doigt, sur une corde ou sur toutes à la fois créant une sorte de polyphonie avec des harmonies variées.

Suite de Mobârak bâdâ (variante II).

Cette pièce est interprétée ici d’une façon inattendue et originale qui la rapproche par moments des variations sur le même thème incluses dans l’air de Nadjaf (plage 1). Bien qu’il s’agisse de musique modale, il y a une alternance d’accords de tonique et de dominante. Le premier passage est prolongé par une supplique qu’Ostad Elahi aimait beaucoup, dont la mélodie est inspirée d’une mélodie type (gûshé) de la musique savante iranienne appelée Mansûri. Le texte chanté est une supplique de Shâh Khoshin, grand saint kurde du XIe siècle qui officialisa le tanbur en tant qu’instrument sacré.Dans cette supplique, le poète dit son amour exclusif pour le divin :<blockquote>“Tu es mon commencement, Tu es ma fin Tu m’as dessiné d’une goutte d’eau Que m’importent ton paradis ou ton enfer Mon espoir est que Tu sois toujours avec moi”.</blockquote>La mélodie du passage suivant fut arrangée par Ostad Elahi sur des vers de Pir Razbâr, sainte kurde très vénérée du XIVe siècle. Ces vers traduisent l’état d’un être en quête de vérité, traversé par une “plainte” de sentiments passionnés et qui, transporté par l’amour, s’adresse à Lui avec des mots très simples. Ils commencent ainsi :<blockquote>Eshq-e haqq wa sar shit-e witâna Wa[Cha] manzelgâtân kâm djâ djitâna.</blockquote><blockquote>(“Ils ont l’amour du Vrai dans le cœur, ils sont éperdus de Dieu / Quelle sera votre demeure et votre place dans l’espace définitif ?”).</blockquote>Ce passage se prolonge par Mobârak bâdâ (deuxième forme). Changement de couleur, d’ambiance, le ton est plus nostalgique. Il y a là une rencontre de plusieurs thèmes, riche de polyphonies, d’harmonies, de nuances et de changements de rythme. La suite est une sorte de Zang-e shotori - pièce mélodieuse, douce et sereine, qui par son balancement modéré évoque la marche d’une caravane de chameaux. (On retrouve ce genre de forme dans la musique savante persane.)

Wâlâ witâna

Plusieurs airs s’enchaînent ici:<blockquote>a) Ali âmân yâ Ali / dakhilem wa to Ali (Ali, à l’aide ô Ali / Mon soutien est en Ali1</blockquote>Ce verset est suivi de Tchapi (air de danse) en tant que motif de liaison avec l’air suivant.<blockquote>Yâ Soltân âmân agerem dây (O Soltân, à l’aide, tu m’as enflammé!).</blockquote>Ce verset a été composé par Ostad. Le thème de Tchapi revient tout au long de cette improvisation sans cesse traversée par des figures nouvelles dans un étonnant foisonnement des sons.<ol class="number"><li value=1>Le nom de Ali, dans ce contexte, évoque le reflet de la divinité. À d’autres moments, Ostad Elahi a recours au nom de Soltân.</li></ol>

Ali amân yâ Ali

Ostad Elahi avait un petit luth persan setâr qu’il avait appelé bolbol (rossignol) et qu’il avait adapté de sorte à en faire une réplique plus petite de son tanbur à cinq cordes. C’était un instrument de voyage, à caisse plate, qu’il emportait presque toujours avec lui dans ses déplacements. Sa façon d’en jouer bouscule toutes les habitudes, car il combine à son gré les techniques du tanbur (roulements, toutes les cordes ensemble) et celles propres au setâr (avec un seul doigt). On notera que quelques années après la disparition d’Ostad Elahi, ce style s’est répandu parmi les joueurs de setâr persan. C’est de cet instrument qu’il joue ici, dans le cercle intime de sa famille vers la fin de sa vie (années 1970). L’assemblée est soudée par un sentiment de ferveur spirituelle qui transparaît dans l’enregistrement et parvient à en faire oublier la faible qualité technique.Amân sad amânCe chant fut composé par Hâdj Nemat, le père d’Ostad Elahi, au début de son illumination (en 1901). Les paroles constituent une sorte de supplique adressée au Roi spirituel, faisant appel à l’attribut de la miséricorde.<blockquote> Âmân sad âmân shây karamdârân / karam kheyre kar wa hâl-e yârân “De grâce, envoie-nous Ta grâce, ô Seigneur miséricordieux, comble de grâce ceux qui T’aiment.”</blockquote>Ey Darvish DarvishComposé par Hâdj Nemat à la même époque, ce chant est adressé au Roi spirituel, appelé ici Darvish, car il semblerait qu’Hâdj Nemat ait vu le Bien-aimé divin sous la forme d’un derviche et qu’il ait composé ce chant pour le célébrer.<blockquote>Ey Darvish Darvish imânem Darvish Ez va fedât bâm, pâ benyar wa pish</blockquote><blockquote>“Ô Derviche, Ô Derviche, ma foi est en toi Je te donne ma vie, fais un pas vers moi, viens !”</blockquote>Soltân SahâkiLa musique et les paroles de ce chant sont d’Ostad Elahi.<blockquote>Soltân Sahâki Ali giân Shây taniyâ tâki Ali giân</blockquote><blockquote>“Tu es Soltân Sahâk, Ali mon âme Tu es le Roi seul et unique, Ali mon âme.”</blockquote>Seule la mélodie est jouée ici. Shirina LeylâInitialement, cette mélodie très douce accompagnait cet hymne de Hâdj Nemat :“Le monde est précaire, ô Dâvud, ma vie / Seul subsistera le Vrai, ô Dâvud”, renvoyant aux versets coraniques LV, 26-27 (“Tout ce qui est sur terre est voué au néant. Seul subsistera le visage de ton Seigneur, plein de majesté et de noblesse”). Or ce chant, bien qu’invoquant Dâvud, l’archange de la miséricorde, évoquait la divinité dans Ses attributs de majesté et de “rigueur”, si bien que lorsqu’il était entonné en groupe, il augurait souvent un événement funeste. Lors d’un voyage qu’il fit dans l’ouest de l’Iran, Ostad Elahi en modifia les paroles et d’un chant de deuil, fit un chant de joie :<blockquote>Shirina leylâna leylâna / Shirini khoriâ vey mikâna “En ce lieu on a goûté des douceurs…”</blockquote>

Suite d’hymnes

Ostad Elahi avait traduit en persan et en kurde une prière de Ali1 en langue arabe, et pendant quelques mois, il avait pour habitude de la chanter tous les jours dans son intégralité à son lever. Il incluait également souvent quelques vers de cette supplique quand il jouait du tanbur.Il en chante ici un extrait dans sa version originale arabe – avec de brèves invocations en persan (Ali jân, Ali ma vie, âmân, à l’aide…). Le thème est également mansûri, du dastgâh tchâhârgâh (cf. supra).Cet enregistrement remonte à 1965 alors qu’Ostad Elahi était âgé de soixante-dix ans. Voici des extraits des vers chantés.<blockquote>Ô Toi que j’adore, mon Créateur, Toi mon appui solide, mon refuge, Dans la pauvreté comme dans la richesse, en Toi je cherche refuge. Ô Toi que j’adore, bien que mes fautes augmentent à chaque instant, Ta clémence sera toujours plus grande et plus vaste que mes péchés.</blockquote>Tout au long de cette pièce, il y a alternance entre des séquences de chant et des séquences très rythmées avec un leitmotiv (tierce mineure). L’ensemble des éléments - rythme, leitmotiv, notes ornées, répétées, harmonies étranges, etc. - crée une certaine exaltation. De fait, toute la deuxième partie du morceau, sorte de zang-e shotori suivi d’un hymne (zekr) très entraînant (Ali Hû Hû…) inspire réellement le mouvement.<ol class="number"><li value=1>Grand saint de la tradition chiite et gendre du prophète Mahomet.</li></ol>

Supplique de Hazrat-e Ali

Tchapi, qui est tiré du répertoire de danse, se joue aussi bien pour les réjouissances que pour exprimer l’enthousiasme spirituel. Il s’agit ici d’un enregistrement parmi les plus anciens d’Ostad Elahi, effectué en 1960, à son insu, derrière la porte fermée de la chambre où il jouait seul depuis environ une heure. La qualité de l’enregistrement laisse évidemment à désirer, mais l’interprétation que l’artiste fait ici de Tchapi justifie la place de ce morceau dans cette édition. On entre d’emblée dans un rythme de danse trépidant qui est maintenu tout au long de cette improvisation magistrale. Bien que Tchapi apparaisse très souvent, développé ou comme citation, dans les performances d’Ostad Elahi, il prend à chaque fois une forme différente. Dans le cas présent, il est joué sur une gamme persane, avec une tierce neutre, ce qui lui confère une coloration très particulière.

Suite de Tchapi

  Harmonies célestes

Tanbur Panj Simi 

Nakisâ et Bârbad sont deux personnages de la Perse antique, musiciens célèbres à la cour du roi Sassanide Khosrow Parviz au début du VIIe siècle (période préislamique). Selon Jean During,1 « on doit à Bârbâd l’invention et le classement d’un grand nombre de mélodies et de modes, dont une trentaine de titres nous sont parvenus ».2 La tradition lui attribue l’invention du système musical comprenant sept structures modales connues sous le nom de « modes royaux » (khosrovâni), trente modes dérivés (lahn) et trois cent soixante mélodies (dastân) qui correspondent au nombre de jours dans la semaine, le mois et l’année du calendrier sassanide. Son nom reste indétrônablement lié au barbat, une sorte de tanbur considéré comme le plus vieil instrument à cordes en Iran.On raconte qu’avant même que Bârbad ne devienne ce fameux musicien3 de la cour, sa réputation était déjà grande. Le musicien favori du moment auprès du roi, qui s’appelait Sarkis, était jaloux de cette réputation et, ne souhaitant pas que Bârbad lui fasse de l’ombre, il l’empêchait d’accéder à la cour. Rencontrant un jour le jardinier du roi, Bârbad put obtenir de lui qu’il le laisse passer incognito lorsque le souverain viendrait se promener dans le jardin. Le moment venu, Bârbad s’introduit dans les lieux et se cache dans les branches d’un arbre. Le roi arrive avec sa cour. Au moment où une coupe de vin lui est servie,4 Bârbad se met à jouer.Émerveillé, le roi se demande qui joue ainsi, mais Bârbad s’interrompt sans se dévoiler. Lorsqu’une seconde coupe est servie au roi, Bârbad se remet à jouer. Une nouvelle fois, sa musique émeut profondément le souverain, mais il reste dissimulé. Lorsqu’une troisième coupe est servie, Bârbad et son instrument chantent la nature avec tant d’émotion que le roi, n’y tenant plus, se lève et s’écrie « Sans doute est-ce un ange que Dieu nous a envoyé pour notre joie! ». Il supplie alors le musicien de se montrer. Bârbad descend de l’arbre, se jette à ses genoux et dès cet instant, il devient ce musicien incomparable de la cour du roi. Son nom même rend compte de son nouveau statut car Bâr signifie « la cour » et Bad « possesseur ».Il est dit que l’éminence musicale de Bârbad était telle qu’il pouvait générer à volonté tous les sentiments chez ses auditeurs. On raconte ainsi que le roi avait un cheval noir, nommé Shabdiz, qu’il aimait par-dessus tout, au point qu’il avait décrété que si Shabdiz venait à mourir, celui qui l’en informerait serait exécuté. Ce jour fatidique arriva et personne n’osa annoncer au roi la funeste nouvelle. Bârbad en fut chargé. Il composa alors un air qu’il appela Shabdiz. Lorsqu’il se rendit chez le roi et lui joua cet air, celui-ci s’exclama: « Shabdiz est mort ! ». Bârbad est mort assassiné et l’on ignore si ce fut de la main de Sarkis ou de l’un de ses élèves.En ce qui concerne Nakisâ, les sources divergent pour savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme et s’il ou elle serait né(e) en Perse ou en Grèce.5 Son instrument de prédilection était la harpe et son chant était également réputé. Son niveau musical était presque équivalent à celui de Bârbad. Ils se rencontrèrent à la cour du roi Khosrow Parviz, et collaborèrent pour la composition des « modes royaux ».Dans la gnose kurde, Nakisâ et Bârbad sont considérés comme étant liés par un amour spirituel profond et indéfectible, comparable à celui de Joseph et Jacob ou de Jésus-Christ et Jean-Baptiste. Ils connurent l’épreuve de la séparation mais furent finalement réunis après avoir surmonté de nombreux obstacles (la tradition ne rapporte pas ce que fut le contexte de leur séparation ni de leurs retrouvailles).D’après Jean During, Nakisâ et Bârbad est « un mode (dastgâh) de forme assez iranienne qui n’a pas un caractère kurde particulièrement marqué. Il semble appartenir en propre à l’école d’Ostad Elahi. Son expression noble et sereine s’accorde aussi bien avec le solo instrumental qu’avec la cantillation de kalâms ou de vers mystiques. »6 Ostad Elahi aimait honorer la mémoire des deux illustres musiciens et mentionnait souvent leur nom lorsqu’il jouait leur mélodie au milieu d’une improvisation. Dans cette pièce, après une courte introduction, le rythme s’anime, l’ensemble s’amplifie, puis prend une direction inattendue. Plusieurs changements brusques se succèdent et ne s’intègrent les uns aux autres que grâce à la virtuosité et la maîtrise de l’interprète.<ol class="number"><li value=1>Voir CD2 de Destinations, Le Chant du Monde - Harmonia Mundi, 2008</li><li value=2>Musique et Mystique dans les Traditions de l’Iran, Paris, IFRI Peeters, (Livre II, 2ᵉ partie), 1989.</li><li value=3>Tarikhé mousseghié Iran (Histoire de la musique de l’Iran), par Hassan Machhoun, éditions Choghom, 1373 shamssi (calendrier iranien), vol 1, p. 56-66.</li><li value=4>À cette époque préislamique, le vin en Perse n’avait pas de caractère illicite.</li><li value=5>Tarikhé mousseghié Iran (Histoire de la musique de l’Iran), pages 66-67</li><li value=6>Musique et Mystique</li></ol>

On est d’emblée au cœur d’un paysage musical intense dans lequel le rythme et la mélodie évoluent dans une inspiration sans cesse renouvelée. Ces changements s’enchaînent avec une parfaite justesse: rajout progressif des notes dans un autre mode, glissements des temps forts vers un autre rythme, transpositions risquées, modulations improbables,… ne sont que quelques exemples qui témoignent ici de l’audace et de la complexité du projet musical d’Ostad Elahi.Vers la fin de la pièce, la musique s’accélère comme pour emmener l’auditeur dans une danse d’allégresse au rythme prenant. Nakisâ et Bârbad se sont retrouvés et leur amour purement spirituel s’intensifie à chaque instant passé en présence l’un de l’autre, exaltation rendue par la virtuosité et l’inventivité de l’interprète.

Retrouvailles de Nakisâ et Bârbad

Un enregistrement de farangi avait été produit dans le CD Dialogue avec l’Aimé1. Rappelons ici que farangi (litt. « franc », « européen ») a le sens d’« étranger », d’« étrange ». On parle d’accord « farangi » (kûk-e farangi) lorsque le tanbur est accordé en seconde au lieu de la quarte usuelle, ce qui lui confère une couleur inhabituelle, créant une atmosphère insolite et permettant de grandes subtilités grâce au jeu du pouce sur la corde grave. C’est un accord que l’on rencontre rarement dans les luths orientaux de la famille du tanbur et qu’Ostad Elahi a introduit dans le jeu de celui-ci.L’éloge au Divin qui constitue le cœur de cette pièce est précédé d’une préparation, une de ces introductions dont Ostad Elahi avait le secret et qui sont sa marque. Celle-ci déploie des nuances autour d’un unisson sur un rythme allant. Comme lorsqu’un orchestre se met en place pour un concert, s’accordant sur le la pupitre après pupitre avant de jouer, le musicien semble d’abord présenter et mettre à l’unisson toutes les créatures qui participent à la célébration. C’est dans le thème Zang-e shotori que se déroule l’éloge et qu’il atteint son apogée dans une grande densité. Étape par étape, l’atmosphère s’allège ensuite jusqu’à un passage d’une grande douceur où la voix murmurée et le tanbur semblent fusionner pour exprimer la joie et la reconnaissance. Mais la musique d’Ostad Elahi ne laisse personne « s’installer » dans un état: la voici à présent qui entraîne son auditeur ailleurs, l’obligeant à rompre avec ses habitudes, toujours plus loin, vers d’autres plans de perception, pour finir sur un air de zekr et de danse simplement déclamé avec l’instrument.<ol class="number"><li value=1>Le Chant du Monde, 1997, réédité en 2004.</li></ol>

Suite Farangi

Supplique adressée au Créateur, ce récitatif à la fois rythmé et sans rupture exprime une grande émotion dans une atmosphère de profond recueillement. D’une voix grave et sur le ton de la confidence, le musicien distille des mots simples et directs à l’attention de son Bien-aimé divin. C’est d’abord le tanbur qui s’exprime dans une mélodie qui s’élève vers Lui. Puis l’interprète commence son chant en implorant Ali, l’un des noms divins. La voix et l’instrument se mêlent en totale symbiose tout au long de cet appel à la clémence et à la miséricorde divines.Ostad Elahi joue ici dans un style qui lui est propre. Si l’on reconnaît ici et là le thème d’une pièce publiée dans un CD précédent, une écoute attentive montre qu’il s’agit bien d’une improvisation et que les motifs se déroulent de façon imprévisible. Les passages évoquant des modes connus ou des thèmes plus familiers (Hey Dâwed, vers la fin du morceau, par exemple)1 sont eux-mêmes joués d’une façon singulière. Même une oreille habituée aux créations du musicien peut s’en trouver déroutée et se laisser entraîner de découverte en découverte, dans un univers empreint de douceur mais où l’expression de la douleur de la séparation avec le Bien-aimé divin est sensible.L’émotion devient encore plus palpable lorsque la gorge de l’interprète se noue et que l’appel se fait plus pressant. Ostad Elahi disait que « pleurer (dans un état spirituel) apaise l’âme et lui procure de la joie » et que « si la musique se fonde sur les aspirations de l’âme, elle sera plus attrayante à la fois par sa qualité technique et sa qualité spirituelle » (Âsâr ol-Haqq, vol. 2, p. 359-360). Lorsque l’âme est touchée, comme saisie par la conscience de son éloignement du Bien-aimé, l’homme ne peut réprimer ses larmes, qui, telle une pluie purifiante, lui apportent finalement quelque apaisement.Son élan d’émotion inspire à Ostad Elahi ce poème qu’il improvise tout en jouant:<blockquote>Ali (x 6) Ali, agar bogzari, Ali (x 5) Ali, gonâbâranân, Ali (x 7) djân Gonâbâran yâ Ali, yâ Ali, yâ Ali, Ali Gonâm bar gardan, yâ Ali, yâ Ali, yâ Ali Va Gonây sar va jir-e bâr yâ Mowlâm, Ali (x 5) Gonây wim bardan yâ Mowlâm âmân Ali (x 5) djân, Ali, Hû Sar va jir-e bâr Ali djân Mowlâm Gonâhe wim bardan Va gonâ(h) kârân mabou weyardan, ey Khodâ-ye man, ey Mowlâ-ye man Bi gonâ(h) va kas ey Ali djân mennat nabardan, amân amân amân, amân Agar bogzari, yâ Mowlâ-ye man va gonâ(h) kâri Aw vakht maluman yâ Mowlâm to karamdâri Djân Ali, ey Khodâ-ye man, Ali (x 4) karimi, rahimi, bozorgavâri Ey Khodâ-ye man (x 3), Khodâ-ye man (x 2) Ey khâleq-e man, ey Khodâ-ye man Ey Ali, amân, Ali (x 6) </blockquote><blockquote>Ali Ali, Pardonne-moi, ô Ali Mes fautes sont innombrables, Ali, Ali ma vie Pardonne-moi, Ali Enlève-moi cela qui me pèse, ô Ali Toi, mon refuge, ô Ali, Ma tête courbe sous le poids de mes fautes Oui, j’ai tant manqué, ô mon Dieu Avec ce poids sur mon cœur, à qui d’autre m’adresser, ô Ali? Je me réfugie en Toi Pardonne-moi, Seigneur Et ainsi, manifeste Ta générosité Ali Bien-aimé, ô Seigneur, tu es généreux, magnanime, tout-puissant Ô mon Dieu, mon créateur, mon éducateur, mon Dieu </blockquote>Tout comme Ali, les termes Mowlâ (Seigneur), Khodâ (Dieu), Djân (Aimé), Hû (Lui), sont des figures de la divinité, une façon d’invoquer Dieu.Puis, sur le thème de Hey Dâwed lent:<blockquote>Yâ Dâwed-e dâwdan Ali Hû har Dâwed-e khâsan Ey Khodâ-ye man ey rabb-e man Yâ Hayy yâ qayyûm</blockquote><ol class="number"><li value=1>Voir CD1 de Destinations, Le Chant du Monde - Harmonia Mundi, 2008.</li></ol>

Invocation de Bâbâ Jalili

Harmonie, communion et grande douceur se dégagent de ce zekr kurde ancien interprété dans le cadre restreint de la famille proche.<blockquote>Yârân wa bâten ye dang-i mayû / sedây hey dayyâr / sarhâng-i mayû</blockquote><blockquote>Compagnons, du monde spirituel vient une voix C’est la voix d’un Chevalier de Dieu qui appelle son Bien-aimé divin.</blockquote>Dans ce contexte, le terme « chevalier » désigne une personnalité de haut rang.

Yârân wa bâten ye dang-i mayû

Ce zekr a été composé par Ostad Elahi probablement dans les années 1930 avant un pèlerinage au tombeau de Soltân Eshâq.1 C’est au moment de la rupture d’un jeûne de quarante jours que cet enregistrement a été fait de manière impromptue (le début du zekr n’a d’ailleurs pas été capté). Ostad avait demandé qu’on lui apporte tous ses tanburs, en avait choisi un particulièrement et avait joué plusieurs zekrs, dont celui-ci.Le chœur est composé essentiellement de femmes et d’enfants de sa famille. L’intensité est palpable, l’assemblée très concentrée malgré la justesse approximative des voix. Lorsque l’une d’elles se place spontanément à un intervalle de tierce, se crée un effet de « despatialisation », rare dans ce contexte harmonique. Mais le plus étonnant encore est qu’au moment des réponses du chœur, on entend très distinctement un autre son de tanbur, sur une note basse et très rythmée, alors qu’il n’y avait aucun autre joueur de tanbur dans la pièce.<blockquote>Yâ Soltân, âmân âgerem dây / Dasht-e awrâmân wâvarem dây</blockquote><blockquote>O Soltân, grâce, tu m’as consumé Tu as étendu à mes pieds la plaine de awrâmân</blockquote>Le sens de ces paroles est assez mystérieux et semble se rapporter à un événement spirituel personnel. À la fin de cette pièce qui avait bouleversé les participants, on entend Ostad s’adresser à sa famille. Ce témoignage rend compte de l’état d’esprit dans lequel se déroulaient régulièrement les séances musicales autour de lui. Voici ce qu’il dit : “Lorsqu’une famille est unie de cœur, elle peut tout faire. […] Peut-être que si nous avions fait des zekrs et des prières dix années d’affilée, cela n’aurait pas eu autant d’effet que cette union de cœur avec laquelle nous nous sommes réunis en famille pour aller vers Dieu dans un même élan et dans une même ferveur. J’espère que Dieu Tout-Puissant nous fera toujours la grâce de nous accorder le bonheur de cette foi et qu’il illuminera toujours de Son regard bienfaisant et de Sa lumière cette union que nous formons afin que nous allions vers Lui avec une foi et un cœur sincères et afin que nous menions une vie en accord avec Son contentement. Hû Yâ ‘Ali, que Dieu nous accorde toujours Ses bienfaits. C’était vraiment un grand bonheur pour moi.”<ol class="number"><li value=1>Soltân Eshâq, fondateur de l’ordre mystique des Ahl-e Haqq, vécut au XIVe siècle.</li></ol>

Yâ Soltân, Âmân Âgerem Dây

Comme précédemment, cette pièce de danse, toute emplie de joie spirituelle, démarre avec une grande puissance, renforcée par un bourdon très présent à la corde grave. On entre dans le mouvement, happé par la légèreté et le rythme tournoyant, dans des variations ininterrompues. Dans l’enchaînement de quelques airs qu’Ostad Elahi jouait souvent, chaque changement de rythme crée une atmosphère nouvelle qui entraîne encore plus loin. Puis la musique s’arrête brusquement, laissant le silence prolonger l’émotion.

Suite Harâti

Présence

Cette pièce commence par une improvisation dans la suite de Sârû Khâni, mais dans une tonalité spéciale sur l’accordage en quinte au lieu de la quarte habituelle, ce qui rend son exécution difficile. Ce passage est suivi d’une supplique dans le mode de Bâbâ Jalili, l’un des modes préférés d’Ostad Elahi. Ici, exceptionnellement, il chante les premiers vers d’un poème kurde de Sheykh Amir.1<blockquote>Hey Din, Ali, Ali, yâ Ali Delay gonâhkâr yâ Mowlâm, yâ Mowlâm, yâ Mowlâm Delay zabûnbakht, Ali Ali Ali Ây cha azal gonâhkâr, yâ Ali Ar cha rûy azal, Mowlâ, Mowlâm Ali, ay djânam, ay Dinem ay, ay djânam, ay Ali Mowyâi borda-bâr, hey Mowlâm, hey Mowlâm Ali, Ali pey chish makafti, hey Mowlâm amân, hey Ali Ali Ali Dûr tcha qâpi yâr, hey Dinem, Ali djân, Ali djân</blockquote><blockquote>O pécheur, pécheur, ô combien faible et démuni Pécheur depuis [le début de] ta création Si seulement à l’origine, tu avais fait preuve de patience! Pourquoi donc par irrespect, par impatience, t’es-tu éloigné du seuil divin? </blockquote>Ali, Mowlâm (mon Seigneur), Djânam (mon Aimé), sont différentes façons d’invoquer Dieu.L’invocation (zekr) qui prolonge et termine cette supplique, dont Ostad Elahi a eu l’inspiration dans les années 1940, rappelle à l’âme que tout est entre les mains de son Bien-aimé et que Lui seul est en mesure de résoudre les problèmes.<blockquote>Ali âmân yâ Ali Dakhilem wa to Ali Moshkelgoshâ-i Ali Hall-e moshkel-i Ali</blockquote><blockquote>Ali, à l’aide, ô Ali Mon soutien est en toi, Ali Tu es le dénoueur des difficultés, Ali Tu es la solution des difficultés, Ali</blockquote><ol class="number"><li value=1>Mystique kurde du XVIIIᵉ siècle, Sheykh Amir était un berger illettré qui eut une illumination soudaine, et à la suite de ce réveil spirituel, fut inspiré de nombreux poèmes riches en enseignements et en images symboliques. Voir CD Dialogue avec l’Aimé Le Chant du Monde/Harmonia Mundi, 1997 - Réédition 2004.</li></ol>

Suite Sârû Khâni (Monâjât)

Ce zekr d’Ostad Elahi date également des années 40. Il évoque deux personnalités spirituelles, Ali et Soltân, considérées comme des théophanies.<blockquote>Har va aw Soltân, Har va aw Soltân / wa pardey nûran Mowlâmân wey dowr / mowlâmân wey dowr / sâheb zehûran (Haqq) sâheb zehûran</blockquote><blockquote>Soltân, Ô Soltân, Derrière les voiles de Lumière Seigneur en ce cycle, Notre Seigneur, Maître du Temps, Lieu de Manifestation</blockquote>Soltân est aussi une façon d’invoquer la divinité, tout comme Haqq (Vérité) et Hû (Lui).

Har va aw Soltân

Shâh Khoshin est un grand mystique du XIᵉ siècle qui vivait au Lorestân. Il est rapporté qu’il fut le premier à introduire le zekr-e djali (manifeste) dans des assemblées spirituelles en l’accompagnant par les chants et les instruments de musique dont le tanbur. La suite interprétée ici, différente des autres versions de Shâh Khoshini, a une beauté un peu étrange et majestueuse.1 La richesse du son exprime une ferveur qui vise à ne jamais laisser l’âme au repos, même dans les ambiances les plus paisibles de ce morceau, et à lui enjoindre de se purifier de l’emprise de la matérialité.<ol class="number"><li value=1>Voir CD Oraison mystique, Le Chant du Monde/Harmonia Mundi, 2000 - Réédition 2004.</li></ol>

Suite de Shâh Khoshini

Cette pièce a été enregistrée un jour où Ostad Elahi a reçu à Téhéran un groupe de fervents kurdes de sa région natale à l’ouest de l’Iran. L’atmosphère de cette rencontre fut si chaleureuse et spirituelle qu’Ostad joua longuement du tanbur, ce qui était exceptionnel. C’est un extrait de cette séquence qui est ici reproduit.Le morceau commence par une introduction magistrale de la suite de Sahari, une mélodie qui était autrefois jouée aux premières lueurs du jour pour l’éveil des novices et le réveil de l’âme. La particularité de cette introduction est qu’elle est jouée sur l’accordage en seconde au lieu de la quarte habituelle, ce qui demande une certaine habileté, et qui lui confère un éclairage inhabituel.La voix qui s’élève est celle d’un chantre réputé dans sa région pour la qualité de son interprétation de Sahari et aussi pour sa foi, sa ferveur, et son abnégation. Ostad Elahi rend hommage à sa ferveur, non seulement en l’accompagnant au tanbur, mais en reprenant son chant. Ce duo entre le maître et l’élève est un moment de grande émotion, qui s’intensifie lorsque Ostad se met à chanter une octave plus bas, en invoquant le divin de diverses manières (Ali Hû, Mowlâm Hû, Haqq Hû, Ali Ali jân, Ali Mowlâm Hû, Ali Hû âmân), puis lorsqu’il entraîne toute l’assistance dans une mélodie de danse improvisée.Le poème chanté est de Malek Jân Nemati, sœur cadette d’Ostad Elahi, qui fut une poétesse d’une très grande sensibilité et une musicienne accomplie.1<blockquote>Qorbân zâtet bâm barg-e balâya Khosh va hâl kasi, khâs mobtalâya Khot Haqq, zâtet Haqq, maqâmet Haqqa, Esmet azama zâtet motlaqa</blockquote><blockquote>Que je sois sacrifiée pour Ton essence qui est telle la foudre puissante Heureux ceux qui sont atteints par cette foudre Toi-même Haqq, et Ton essence est Haqq, Ton rang est Haqq, Ton nom est le nom de majesté de Dieu… et Ton essence est absolue</blockquote><ol class="number"><li value=1>Voir Malek Jân Ne’mati - « La vie n’est pas courte mais le temps est compté », Leili Anvar, éd. Diane de Sellier, 2e édition 2013.</li></ol>

Suite Sahari dans l’accord de Farangi

Dans la continuité de la pièce précédente, cet air est également joué sur un accordage en seconde.

Improvisation dans le thème de la suite de Khân Amiri

Cette suite de zekrs a été enregistrée dans l’intimité de la famille et des proches d’Ostad Elahi qui reprenaient spontanément en chœur les refrains des mélodies. Le premier de ces zekrs est antérieur à l’époque de Hâdj Nemat, le père d’Ostad Elahi.1<blockquote>a) Dus bejan bejan barza meli Jam-e râsâna yâr na deli</blockquote><blockquote>Ami, joue, joue pour le grand homme C’est l’assemblée des Justes, le Bien-aimé est parmi eux</blockquote><blockquote>b) Sâheb tûl-e zar Dâwed Zâmen-e âhû bar Dâwed</blockquote><blockquote>Maître à la baguette d’or, Dâwûd Protecteur du faon, Dâwûd</blockquote>La baguette d’or symbolise sans doute ici la mission de guidance spirituelle de Dâwûd, manifestation de Raphaël, archange de la clémence divine.<blockquote>c) Jam neyân dûsân aw yâna Haqq shama mirdân parwâna</blockquote><blockquote>Les amis ont établi l’assemblée dans cette maison Dieu est la chandelle, les hommes les papillons</blockquote>Ce zekr a été composé par Hâdj Nemat, au début de sa révélation spirituelle vers 1900.<ol class="number"><li value=1>Voir <a href="http://www.hadjnemat.com">www.hadjnemat.com</a>. <a href="http://www.hadjnemat.com/biography_spiritual_life_personality_fr.php">http://www.hadjnemat.com/biography_spiritual_life_personality_fr.php</a></li></ol>

Le projet de cette œuvre de performance est une sorte de dialogue entre deux amoureux spirituels, interprété d’abord dans le mode Qatâr,1 un important mode kurde qui inclut des éléments de la musique persane rendu ici d’une façon profonde, méditative et essentiellement non mesurée. Le tanbur est joué comme un setâr, les cordes étant pincées avec l’index de la main droite et non frappées par tous les doigts de la main droite comme c’est l’usage. Malgré les restrictions techniques, Ostad parvient à produire un morceau d’une extrême richesse dont émanent calme, force et dignité. La ligne mélodique est très délicate et les doigts qui frappent la table de l’instrument donnent une impression de grande détermination.Ce passage est suivi par des improvisations sur le mode de Sahari (cf. piste 4). Le dialogue entre les amoureux se poursuit: ils se répondent comme deux oiseaux au lever du jour, « perchés » sur deux octaves (en haut et en bas du manche du tanbur). Puis ils s’envolent dans le même tourbillon, emportés par l’intensité de leur amour. Les thèmes de danse qui concluent ce morceau sont une invitation à se laisser emporter aussi par cet élan d’amour pur à la découverte d’univers aussi variés qu’inattendus: en plein milieu d’une danse exaltante, l’interprète change soudain l’accord de son instrument, de quarte en seconde et révèle ainsi une nouvelle lumière sur cette ambiance.<ol class="number"><li value=1>Voir CD Cascade, Le Chant du Monde/Harmonia Mundi, 2002 - Réédition 2004.</li></ol>

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